Les lunatiques sont aussi des hommes
Il y’a quelques jours, en rentrant de mon travail, après une journée éreintante et accablée par la chaleur de ces dernières heures, j’étais presque dans un état second. Mais je fus soudain, réveillée par un spectacle déconcertant : un lunatique[i] qui passait son chemin, exposant à la vue de tous, ses bijoux de famille. Ce n’était évidemment pas le premier que mes yeux croisaient, de toute ma vie de trentenaire.
Ce qui faisait l’objet de mon choc et de mon inanition, ce lunatique avait un air de famille et il portait une belle chemise carrelée de couleur bleue. La chemise était propre, très propre pour son état. Cela prouve à tout point de vue que c’était un récent locataire des rues de Lomé. Il avait une apparence physique assez robuste, était peut-être dans la quarantaine.
En une fraction de secondes, quantité de questions se sont entrechoquées dans ma cervelle : cet homme c’était sûrement un mari, un frère, un père, un ami, un ex-collègue de travail… Où pouvait-être sa famille ? Que s’est-il passé pour qu’il en arrive là ?
Une de mes connaissances, à l’imagination assez fertile, ne cesse de me rebattre les oreilles avec sa thèse du « complot » : tous les lunatiques de Lomé n’en sont pas de vrais. Certains font partie d’un large réseau d’espionnage à la solde de l’agence étatique des renseignements. Ils infiltrent la population pour tester son pouls et être au fait de tout. Pour un pays en mal de probité moral, rien n’est à écarter. Mais passons…
Dans nos sociétés africaines, en l’occurrence à Lomé, d’après les renseignements glanés de-ci de-là, je me rends compte que les lunatiques ne bénéficient d’aucune prise en charge particulière. Ils sont délaissés par leur famille et par l’Etat dont ils sont quand même les pupilles. La preuve : il n’y a qu’un seul hôpital psychiatrique (Hôpital Psychiatrique de Zébé), sur tout le territoire togolais . Ces personnes qui sont des citoyens particuliers sont livrées à eux-mêmes jusqu’à ce que mort s’en suive. Elles sont parfois victimes de crimes rituels, souvent d’accident de la circulation ou de mort naturelle. C’est au terme de ce parcours chaotique que l’Etat par le biais des services sociaux, s’occupe au moins de leur offrir une sépulture en les enterrant sans tambour ni trompette.
Avec la crise socio-politique qui frappe de plein fouet, notre quotidien, la société est victime d’une « rigidité cadavérique » qui attaque non seulement notre corps mais aussi notre intellect, notre moi profond… Nous sommes devenus apathiques, insensibles, embarqués dans notre train-train à la recherche de notre pitance. Tel des zombies sociaux, chacun cherche à se frayer un chemin vers une lumière blafarde. Une illusion de vie, un semblant de prise de tête avec nos vicissitudes. Engoncés dans notre nombrilisme offusquant, peu d’entre nous peuvent encore faire montre de résilience. Nous sommes devenus plus narcissiques que tout, l’autre au lieu d’être un miroir s’est transformé en vitre : nous le regardons sans le voir.
L’Homme n’a plus de valeur à nos yeux.
[i] Lunatique : je vous épargne le terme « fou » qui ne me semble pas approprié et préfère ce mot qui est plus un anglicisme.
Commentaires